Patrimoine en terre au Yémen : une leçon inaugurale ?

Un front de gratte-ciels de pierre et de terre, qui épouse, « comme un habit sur un corps », les versants abrupts de vallées étroites : c’est ce qui a valu à la région du Hadramaout, à l’est du Yémen, le surnom de Manhattan du désert. Un paysage urbain bicolore, ocre et blanc. Un contexte austère de par la topographie, le climat et la culture urbaine, mais où s’exprime toute la sophistication de l’art vernaculaire yéménite, notamment par le biais des motifs géométriques de Chaux ornant les façades. La volonté de préserver les terres cultivables en fond de vallées a engendré des habitations groupées et hautes, en adéquation avec l’organisation sociale des Yéménites : stockage des denrées aux niveaux inférieurs, pièces de réception pour les hommes en partie médiane, pièces de service pour les femmes au sommet. Ainsi s’ouvre la leçon inaugurale que Salma Samar Damluji a prononcée à l’École de Chaillot le 4 mars 2014.

Pour le maintien des savoir-faire

Entre deux immeubles effondrés suite à de violents épisodes de mousson, un troisième est en cours de restauration. « La seule raison pour laquelle les dirigeants de ce pays me laissent faire, c’est parce qu’ils ne savent pas vraiment ce que j’y fais ! », constate avec une certaine dérision Salma Samar Damluji. Depuis 1978, cette architecte d’origine irakienne oeuvre sur le terrain, pour l’étude et la préservation du patrimoine yéménite et le maintien des techniques constructives traditionnelles. En s’appuyant sur des équipes d’artisans locales, auxquelles elle a demandé de faire « aussi bien que leurs ancêtres », elle a mené la restauration de plusieurs résidences privées (Masna’at à Wadi Daw’an) et édifices religieux (mosquées Al Faqih à Aynat et de Umar Bawazir à Ghayl Sah, mausolées de Sayqat al Sadah). Puriste dans son intervention -le béton est prescrit même dans le cas de pathologies structurelles majeures-, elle fait réaliser pour chaque chantier de nouvelles madar, fines briques crues séchées au soleil, qu’elle fera enduire de nurah, enduit de chaux produit sur le site.

L’architecture en terre comme vecteur culturel

La richesse du vocabulaire utilisé par les artisans pour qualifier les différents états de la terre au cours du processus constructif, ou les différentes tailles de briques, révèle la prépondérance du matériau au sein même de la culture yéménite. Comme en Chine, en Afrique ou sur le continent américain, la construction en terre est au Yémen un acte ritualisé -car communautaire- et pratiqué avec peu d’outils, en mettant directement le corps en relation avec le matériau. Autant de paramètres que Salma Samar Damluiji intègre dans sa pratique d’architecte, d’autant plus que la présence abstraite et symbolique du corps humain dans l’architecture islamique, que l’on sait iconoclaste, est l’un de ses sujets de prédilection. Elle explique d’ailleurs que les modernistes contemporains du Modulor ont trouvé dans l’architecture arabe une importante source d’inspiration. Et c’est sans doute ce qu’elle retiendra avant tout de sa collaboration avec Hassan Fathy : le corps implique le module, qui engendre le bâtiment, qui crée le quartier et la ville.

La règle par l’exemple

Les premières réalisations de Saima Samar Damiuiji et de la Daw’an Mud Brick Architecture Foundation, qu’elle a co-fondée en 2007, ont été couronnées en 2012 par le Global Award for Sustainable Architecture, mais n’ont à ses yeux pas encore eu de retombées positives localement : l’effet boule de neige escompté n’a pas encore eu lieu car les dirigeants restent peu à l’écoute. Pour chaque nouveau projet, il faut à nouveau convaincre, rechercher des fonds, car il n’existe pas d’outil de protection adapté à l’échelle de la région et la protection proposée par l’Unesco a montré ses limites avec ce type de pays. Il faudrait au contraire « une initiative qui vienne de l’intérieur » conclut Salma Samar Damluji, qui prévoit dans les mois qui viennent de lier plus que jamais ses activités de maître d’oeuvre, chercheuse et historienne, en publiant un ouvrage sur Hassan Fathy. Et avec cet ouvrage, elle fera sans aucun doute naître des vocations chez les jeunes architectes, comme Fathy l’avait fait en son temps avec Construire avec le peuple.

Elsa RICAUD
architecte du Patrimoine ; lauréate en 2012 du Richard Morris Hunt Prize
Propos recueillis auprès Salma Samar Damluiji, lors de sa leçon inaugurale à l’Ecole de Chaillot le 4 mars 2014.